Si les cabinets de curiosité du 17e siècle en reflètent les premières tentatives, la vulgarisation a toujours été, depuis, dans le viseur des milieux scientifiques. Pour des raisons diverses : destinée d’abord à élever les foules ignorantes – « vulgus, en latin, signifiait « trivial », « ordinaire » –, elle a ensuite contribué à la popularisation de la science. Depuis une vingtaine d’années, on observe un virage radical : celui d’un apport citoyen de la science aux enjeux sociétaux. Déterminant dans le façonnement des opinions, dans la compréhension de problématiques actuelles et dans la transmission d’informations essentielles. Dès lors, chercheurs et chercheuses de tous bords, professionnel.le.s de la santé, l’appel est lancé : osez la vulgarisation !
La science est partout : qu’on nous l’explique !
Quelques mois de vie et ça y est. Face au prodige, les parents écarquillent les yeux et retiennent leur souffle : ça y est, la petite se lance et fait ses premiers pas. Maladroitement. Bien vite elle chancelle et tombe. Rien de grave, mais de la gravitation. Une expérience concrète de la loi de l’attraction terrestre. Au moment du repas, un petit doigt trempé dans une bouillie trop chaude déclenche une crise de larmes appuyée. Ainsi donc, la circulation d’énergie thermique entre deux objets de températures diverses s’avère douloureuse. Et cette lumière qui s’allume et s’éteint sous la pression du bouton du lampadaire de salon, tellement amusant ! Invisibles, les électrons libres sont à l’œuvre et leur circulation produit du courant électrique.
La science est partout ; les exemples foisonnent à l’envi. Dès son plus jeune âge, l’être humain expérimente les principes scientifiques qui régissent le quotidien. La science constitue un formidable creuset de lois pour expliquer l’univers, de phénomènes à décrypter et d’énigmes à résoudre. Quel plus beau projet que de partager les clés de compréhension du monde, les enjeux des recherches en cours, ou les découvertes de nature à élargir le champ de la connaissance et à bouleverser ce qu’on prenait pour acquis ? Pourtant, faute de dialogue entre « passeurs.euses » de science et grand public, cette dernière reste parfois l’apanage des « sachants ». C’est tout l’enjeu de la vulgarisation : décloisonner, expliquer et simplifier pour le plus grand nombre, en exposant les certitudes comme les doutes. A la clé : du côté du grand public, une compréhension à la fois plus large et plus éclairée du monde, la capacité à prendre du recul et à faire des choix, parfois déterminants, en étant mieux informé.
Vulgariser : une savante combinaison de savoir, savoir-être et savoir-faire
Au demeurant, le mot de « vulgarisation », n’a pas bien fière allure. Étymologiquement, vulgus signifie « sans distinction », « trivial », « commun ». L’expression ad vulgum quant à elle se traduit par « en public », « ouvertement », « aux yeux de tout le monde ». Une volonté de transparence et d’intelligibilité qui confère à la vulgarisation ses lettres de noblesse. Qu’on ne s’y trompe pas, l’exercice est exigeant : il requiert un savoir – les solides connaissances de la matière –, complété par un savoir-faire – démontrer, expérimenter, expliciter – et un savoir-être – se mettre à la place de celles et ceux qui ne font pas de recherche , anticiper les questionnements et les difficultés de compréhension. Pas plus que quiconque, les scientifiques ne sont naturellement dotés de ces qualités. Au contraire, ils et elles peuvent même être victimes du « curse of knowledge »[1], en français la malédiction de la connaissance. Il s’agit d’un biais cognitif qui incite à surestimer le niveau de compréhension d’un sujet par son auditoire ou ses lecteurs. Une posture tout sauf pédagogique, au demeurant ni malveillante ni arrogante. Lorsque survient le « curse of knowledge », la transmission et l’échange ne restent que très partiels, voire inexistants. A l’inverse, quand les scientifiques, nantis de leur rôle envers la société, sont capables de communiquer, la magie est au rendez-vous. Alors, non seulement les « profanes » abordent des sujets a priori peu accessibles, mais leurs remarques, questionnements et réactions nourrissent les réflexions, mettent en lumière des freins et fluidifient le dialogue entre scientifiques et grand public. La vulgarisation, c’est donc aussi une formidable opportunité d’enrichissement mutuel entre dépositaires des savoirs et « apprenant.e.s ». L’appel est donc lancé : chercheurs et chercheuses, osez la vulgarisation !
Les 3 C : confiance, compréhension, communication
Pour être écoutée et entendue, la communauté scientifique doit générer de la confiance. A eux seuls, les faits, chiffres et autres arguments estampillés du sceau de l’objectivité ne suffisent pas. Il s’agit de connaître les ressorts de la communication, autrement dit de savoir se mettre en lien, se mettre à la place et transmettre. Tout un programme. L’empathie, qui permet de s’identifier au ressenti d’autrui, est une attitude aidante dans ce processus. Elle consiste à admettre qu’il faille trouver des alternatives pour faire tomber les barrières et faciliter la compréhension. Comme proposer des comparaisons, des images, des analogies ; tisser des liens avec le quotidien ; démontrer par l’expérimentation. Pour rendre un message accessible, les points d’appui sont nombreux mais requièrent des chercheurs et chercheuses qu’ils sortent, peut-être de leur zone de confort. Qui a le sens de l’humour peut en user pour se relier aux autres, tout en veillant à maintenir sa crédibilité. De manière générale d’ailleurs, toucher au registre des émotions est un moyen puissant de favoriser les apprentissages. Raconter des histoires, ses passions d’enfance, les préludes à une carrière dans la recherche, les déboires, les rebonds aussi, évoquer le souvenir des personnes clé d’un parcours atypique : autant de ressorts à activer pour communiquer de manière authentique, humaniser les chercheurs, leur discipline et créer de la proximité.
Un rôle essentiel à l’époque de l’info… et de l’intox
La vulgarisation ne date pas d’hier : dès le XVIIe siècle, les cabinets de curiosité s’affairent à dévoiler le monde sous toutes ses coutures. Le recensement tout à la fois méticuleux et méthodique d’insectes, de crânes ou autres minéraux avait pour vocation d’exposer le rare, le nouveau et le singulier. Autrement dit, de mettre le monde dans toute sa richesse et sa diversité à portée de main. Aujourd’hui, la science a pris la mesure de l’importance de son ancrage dans la société pour d’autres raisons aussi : citons la « recherche action » dont le but est de produire un savoir utile, initiateur de changement dans des contextes souvent collaboratifs et participatifs. En outre, la science doit conclure des partenariats, trouver des financements pour initier des recherches, démêler des sujets polémiques, contrer des fake news à l’aide d’arguments objectifs ou statistiques… Rempart à l’inexactitude et aux interprétations fallacieuses, la science est d’autant plus indispensable à l’époque de la rapidité et de la profusion de l’information, servie par une diversité grouillante d’éditeurs dont tous ne sont pas fiables. En période de crise sanitaire, le défi est d’autant plus colossal : la population exige des vérités, des prévisions fiables à 100% et des solutions rapides. En ne répondant pas à ces attentes, la science s’expose au désamour du public, alors même que l’honnêteté et l’éthique doivent être la base de son action pour la rendre crédible.
Les vulgarisateurs.trices dans la Cité
Si l’apport de la science marque la différence dans le discours médiatique, son rôle est tout aussi fondamental pour l’édification de la pensée politique. Elle offre des grilles de lecture sur des enjeux disputés. En se faisant entendre dans la Cité, elle délivre des informations essentielles et favorise les mises en perspective. Pour qui accepte de douter, bien sûr, car la difficulté à faire bouger les lignes, lorsque les convictions sont ancrées, est un phénomène bien connu. Parfois, c’est la science elle-même qui est au cœur des débats : on se souvient des votations successives sur la culture d’OGM en Suisse, dès la fin des années 1990. Un sujet complexe et difficile à appréhender, empreint de considérations éthiques, hautement émotionnel pour le grand public. La communauté scientifique s’était alors mobilisée contre une possible menace pour les avancées de la science. Contrainte « à sortir du bois », elle a pris la mesure de l’importance d’une communication claire, transparente et engagée.
Vulgariser, c’est bon pour la santé
Pour encourager des comportements préventifs, s’assurer de la prise correcte de traitements, éviter l’auto-médication ou faire signer un consentement, quoi de plus indispensable qu’une communication claire et intelligible ?
Délivrer des informations accessibles à chaque patient.e, quel que soit son niveau d’éducation, témoigne du respect de sa dignité et de son autonomie. A l’heure où la médecine est invitée à impliquer davantage les patient.e.s dans leur parcours thérapeutique, la vulgarisation s’impose comme une évidence. Ici, plus que dans d’autres domaines encore, le jargon est susceptible d’effrayer et d’engendrer des blocages. Dans le dialogue entre professionnel.le.s de la médecine et patientèle, la vulgarisation consiste à « traduire » dans un langage accessible, à illustrer au moyen d’images concrètes, à entrer dans l’écoute et la réalité des patient.e.s, à vérifier la compréhension et entretenir une qualité de dialogue telle que toutes les questions trouveront leur place. Ça paraît simple ? Dans les faits, évoquer une absence de cancer à la place d’une tumeur bégnine fait toute la différence.
Simplifier n’est pas bêtifier
A l’heure où un nombre croissant de services devient accessible uniquement par écrit via des formulaires ad hoc, sur papier ou sur Internet, la prise en compte de la diversité des lecteurs et lectrices prévaut. Il s’agit d’un positionnement éthique : une société opulente et inclusive ne saurait exclure les populations éloignées de l’écrit. Une toute petite minorité, direz-vous ? 16% des personnes domiciliées en Suisse ne comprennent pas un texte simple, qui devrait être accessible à toute personne en fin de scolarité obligatoire. Selon l’enquête PISA 2018, 24% des élèves de 15 – 16 ans ne parviennent pas au niveau requis de lecture pour envisager sereinement une formation[2]. Inquiétons-nous ! Pour faciliter l’accès à l’information, la simplification des textes est une piste des plus sérieuses. Sans surprise, elle prête le flanc à la critique : « Niveler par le bas », « bêtifier », « infantiliser »… Rien de tel pourtant, parce qu’une chose est sûre : rien n’est plus compliqué que de faire simple, ou, autrement dit, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? La simplification des documents requiert un vrai savoir-faire à acquérir auprès de professionnel.le.s.
On l’aura compris : les chercheurs et chercheuses, professionnel.le.s des soins et de la santé sont confronté.e.s à la nécessité de perfectionner leur communication. Bien accompagné.e.s, ils et elles sauront relever le gant. Gageons même qu’avec un peu de pratique, le plaisir sera au rendez-vous !
[1] Notion élaborée par les économistes Colin Camerer, George Loewenstein, et Martin Weber dans le Journal of Political Economy.
[2] Etude PISA 2018, p. 16 : « En Suisse, la part des élèves que l’on peut considérer comme faibles dans ce domaine, c’est à dire n’atteignant pas le niveau 2 défini par les concepteurs de l’épreuve comme étant le niveau minimal de compétences à partir duquel on peut participer effectivement et de façon fructueuse à la vie courante, est de 24%. »
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White Matter Might Matter by Stefan Sommer, ETH Zurich tiré de www.flickr.com/snsf_image_competition