Nathalie Chèvre est Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (IDYST) de l’Université de Lausanne. Écotoxicologue, elle travaille depuis plus de 20 ans sur le risque que présentent les substances chimiques (pesticides, médicaments, …) pour l’environnement et, par extension, pour l’humain. Elle maintient le blog Petite chimie du quotidien, hébergé par le quotidien Le Temps.
La teneur de ses recherches, décrite sur sa page personnelle à l’UNIL, se décline en trois axes : l’évaluation du risque des micropolluants, le métabolisme urbain – les micropolluants dans le cycle de l’eau, et la politique environnementale.
Déterminée, Nathalie Chèvre a les questions environnementales dans le viseur depuis l’enfance. Aujourd’hui, elle est l’une des références du domaine de l’écotoxicologie en Suisse romande.
Assembler plusieurs disciplines vers la résolution de défis communs est tout un art. Ce liant se décline entre les lignes du récit de Nathalie. Plongez avec nous au cœur de son parcours inspirant dévoué à un environnement meilleur.
Pouvez-vous décrire le parcours qui vous a menée à devenir une scientifique ?
J’ai toujours été douée à l’école, je me suis dès lors peu posée de questions jusqu’à l’entrée à l’Université. À ce moment-là, mes intérêts étaient multiples : j’ai commencé par la médecine, basculé ensuite dans la psychologie puis fini par rejoindre l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL).
Devenir scientifique n’a pas été un choix mais un chemin construit au fil du temps et au hasard des rencontres.
Le choix du sujet, par contre, m’était très clair : ce serait l’environnement. Depuis l’enfance, la biologie et les questions environnementales me passionnent. À l’EPFL, j’ai ainsi intégré le Département de Génie Rural, désormais intégré à la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC).
Qu’est-ce qui/ou qui/ vous a aidée dans vos choix professionnels ?
J’ai toujours évolué dans un univers très masculin – d’abord pendant mes études scientifiques au collège, puis à l’EPFL. Autant je me suis heurtée à un certain machisme, autant j’ai reçu du soutien de professeurs hommes. Mon professeur de mathématiques au lycée par exemple m’a toujours encouragée. Ensuite le professeur Joseph Tarradellas au Génie Rural, précurseur dans le domaine de l’écotoxicologie, m’a beaucoup encouragée et poussée à effectuer une thèse.
Moi qui ne voulais pas poursuivre dans le domaine scientifique, je me suis pourtant prise au jeu. J’ai aimé la recherche, j’ai aimé l’enseignement.
Dans ma carrière, l’une ne va pas sans l’autre. De fil en aiguille, j’en suis arrivée là où je me trouve désormais.
Comment votre domaine de recherche contribue-t-il à la société?
À mes yeux, pouvoir contribuer à la société par mon travail est fondamental. C’est la raison pour laquelle je me situe du côté de la recherche appliquée plutôt que de celui de la recherche fondamentale. La recherche pour la recherche ne m’a jamais intéressée.
Je suis écotoxicologue et je travaille sur le risque des mélanges de substances chimiques sur l’environnement. Le domaine est en évolution et inclut, de plus en plus, les risques pour l’humain. Pendant 40 ans, ces domaines ont été très distincts. Aujourd’hui cependant, les toxicologues se rendent compte que l’être humain fait partie de l’environnement [rires] et nous arrivons à travailler ensemble. Notre monde est confronté aux pesticides et aux médicaments, lesquels peuvent affecter notre santé et l’environnement. Je souhaite que mes recherches contribuent à diminuer le risque que ces substances présentent. La santé, ce n’est pas uniquement l’environnement ou uniquement l’humain, les deux interagissent constamment. Avant, l’impossibilité de travailler ensemble menait aussi à une séparation au niveau de la science. Enfin, l’ouverture est là.
Lier des disciplines scientifiques généralement isolées les unes des autres est essentiel.
Une partie importante du travail de notre groupe est d’assembler des disciplines scientifiques isolées les unes des autres. La critique nous reproche parfois d’être un peu superficiels, mais ce travail de liant est primordial. Même des branches si interdépendantes que, par exemple, la chimie et la biologie, peinent à communiquer les unes avec les autres.
Dans l’étude du risque, il est impossible de se passer de l’interdisciplinarité. La notion même de risque implique une réflexion historique, sociale et politique et implique autant d’aspects des sciences naturelles que des sciences humaines.
Toujours dans l’intérêt d’établir des ponts entre les différents interlocuteurs, je vais travailler sur un projet dans une approche dite « One health », c’est-à-dire une approche intégrée, systémique et unifiée de la santé publique, animale et environnementale. Ce projet vise une réflexion globale sur tous les aspects de durabilité d’un cabinet médical – de la prescription des médicaments aux déchets et aux émissions de CO2. Le projet que nous envisageons est un projet de recherche interdisciplinaire soutenu par un subside Sinergia du FNS.
Comment convainquez-vous les bailleurs de fonds ?
Mon groupe bénéficie d’un statut délicat car, d’une part, notre recherche est souvent considérée comme trop fondamentale pour bénéficier des financements publics (canton, Confédération) tandis que, d’autre part, les bailleurs de fonds pour la recherche considèrent que nous menons une recherche trop appliquée. Nous nous situons au centre, et de tels projets manquent de financement.
De manière générale, mes projets sont somme toute essentiellement financés par le Fonds National Suisse (FNS) – très rarement par des financements privés. Notre travail sur le risque est malheureusement souvent perçu par les investisseurs privés comme un frein à l’innovation. C’est pourtant l’inverse.
Les financements sont aussi tributaires de phénomènes de mode qui modulent l’agenda des investisseurs. Le financement de la recherche sur les microplastiques est en vogue actuellement, tout comme celui sur les recherches touchant au chlorothalonil ou au glyphosate par exemple, parce que ceux-ci sont très présents dans l’actualité. Pourtant, ce ne sont pas forcément les sujets les plus pertinents.
Avez-vous vécu des difficultés à obtenir des financements en tant que femme ?
Longtemps, je n’ai pas cru qu’il soit plus compliqué d’obtenir des financements en tant que femme. Mais, par la suite, à partir du moment où il a été question de devenir professeure ou d’occuper des postes à plus grande responsabilité, c’est devenu plus délicat. Globalement, cela ne m’a pas empêché d’avancer – mais j’ai été témoin de traitements inégaux. Par exemple, des candidatures masculines davantage mises en avant et soutenues que les candidatures féminines. J’ai compris qu’il y a beaucoup de travail en perspective pour que cela change.
En temps de COVID-19
Je me fais beaucoup de soucis pour les jeunes chercheuses et l’impact que la crise du coronavirus aura sur leurs carrières.
Quelques articles sont parus à ce sujet mais l’académie et les médias ne s’y intéressent que trop peu. J’ai pu constater par moi-même, lors des mois de fermeture scolaire, la difficulté d’associer l’école à la maison avec la charge professionnelle. À cette époque de ma carrière, c’est gérable, mais, pour les jeunes chercheuses, le curseur est ailleurs. Elles doivent publier et je crains que leur arrivée sur le marché du travail n’en soit sérieusement compromise. J’ai interpellé la commission de l’égalité de l’Université à ce sujet. Un sondage devrait être réalisé. Mais la question est : que pouvons-nous faire pratiquement ? Nous devons trouver et proposer des solutions concrètes.
Quel est selon vous le rôle des relations publiques dans le soutien de la science et comment les utilisez-vous dans votre propre stratégie ?
Sur la question des cosmétiques dans l’environnement par exemple, le but n’est pas de faire un simple état des lieux mais de pousser en outre à un changement de comportement. Dans cette optique, les relations publiques sont fondamentales. Mais c’est difficile – et la crise actuelle du coronavirus nous l’a d’autant plus démontré – car les médias ont leur propre agenda et il est difficile de placer des sujets de recherche sans lien précis avec l’actualité.
Pour cette raison, j’ai pris le parti d’exprimer les messages à mon sens importants et hors agenda médiatique via mon blog. Il m’arrive parfois également d’interpeller des journalistes. Sur la question actuelle des désinfectants – elle m’a fait sauter au plafond – j’ai préparé un argumentaire et pris l’initiative de contacter quelques médias. Au niveau institutionnel, le rectorat nous laisse libre de gérer notre communication et, le cas échéant, la relaie. Il ne fournit cependant pas de soutien supplémentaire et tient lui aussi son propre agenda de communication.
Quelques exemples de ses dernières interventions dans les médias :
«Désinfectons, mais désinfectons bien», écrit ainsi Nathalie Chèvre, écotoxicologue à l’Université de Lausanne. Dans une lettre envoyée à plusieurs parlementaires fédéraux, elle attire l’attention sur les risques suscités par certains produits: «La désinfection des mains fait partie des gestes barrières contre le Covid-19 et elle est nécessaire, salue-t-elle. Mais les produits désinfectants contiennent des substances chimiques toxiques très puissantes qui peuvent avoir des conséquences non négligeables sur la santé, surtout s’ils sont utilisés sans précautions particulières.» Dans Le Temps.
On en parle : https://www.rts.ch/play/radio/on-en-parle/audio/usage-des-produits-desinfectants-prudence?id=11352090
24 heures : https://www.24heures.ch/desinfecter-a-outrance-pourrait-faire-plus-de-mal-que-de-bien-170256261363
Observez-vous des différences majeures dans la manière dont la science est soutenue en Suisse ou aux États-Unis ?
Au niveau financement, si nous restons en Suisse, difficile de se rendre compte à quel point nous sommes privilégiés.
Face aux plaintes de certains collègues, je leur dis souvent de jeter un coup d’œil ailleurs. Nous sommes extrêmement bien soutenus et très bien dotés. Nous sommes appuyés par les fonds publics. Avec le Fonds national suisse de la recherche scientifique, chaque chercheuse, chaque chercheur, peut avoir un doctorant·e si elle/il dépose un bon projet.
Les salaires, le soutien financier sont bien meilleurs en Suisse qu’au Canada par exemple – un pays que je connais mieux que les États-Unis. En Suisse, le financement de la recherche n’est pas tributaire des changements de gouvernement. Dans d’autres pays, un gouvernement peut tout à coup décider de couper des budgets. Cela a été le cas de l’ancien premier ministre canadien, Stephen Harper ; il a coupé les budgets de toutes les recherches liées au domaine environnemental. Nous n’avons jamais vécu cela en Suisse.
Dans notre pays, nous avons la chance de pouvoir nous exprimer sur tous les sujets. Lors de la révision de l’Ordonnance sur la Protection des eaux de 2017, j’ai passablement remis les nouvelles dispositions en question. J’ai pu m’exprimer librement sans craindre de subir des préjudices.
Si vous deviez encourager des jeunes filles à choisir une voie scientifique, que leur diriez-vous ?
Je constate que peu importe la voie choisie, les jeunes filles manquent de confiance en elles. Je les invite à croire en leurs qualités.
Surtout, j’aimerai qu’elles cessent de s’excuser en permanence et que chacune se positionne comme une personne dotée d’autant de valeur que sa voisine ou son voisin. Cela s’applique quel que soit le domaine, scientifique ou non. De manière générale, les femmes savent en outre très mal se vendre. Cela s’apprend.
Lors du mouvement #metoo, j’ai d’abord cru n’avoir jamais vécu quelconque agression. Puis, comme beaucoup, j’y ai réfléchi et j’ai constaté que, en réalité, j’y ai été confrontée tout au long de mon parcours. Seulement voilà, je suis née à une époque où personne n’en parlait, et j’ai appris à faire avec. Certains comportements devaient changer mais je les avais tellement intégrés que je ne m’en rendais même pas compte. Je suis contente que cela change et que le sujet soit désormais sur la table.
Pour obtenir un changement, il faudra éviter toutefois de trop polariser le débat. Parmi mes étudiantes et étudiants, j’observe aussi de jeunes hommes aux qualités féminines qui se retrouvent laissés pour compte. Les hommes doivent faire partie du changement – ils vivent aussi des barrières à cette mutation – l’accès au temps partiel par exemple.
Concernant mon propre parcours, je n’ai pas de regrets. J’aime ce que j’ai fait et j’aime ce que je fais. À un stade de sa vie, pouvoir formuler ces mots est important.
Et au niveau de l’enseignement ?
L’enseignement est primordial pour moi. Le contact et les échanges avec les étudiantes et étudiants. Réfléchir ensemble à des solutions.
J’aurais probablement beaucoup de peine si seul l’enseignement à distance persistait. J’obtiens des feedbacks positifs de mes étudiantes et étudiants sur les thématiques traitées. C’est encourageant et valorisant.
Une anecdote à nous partager sur votre parcours en tant que femme, en tant que femme en science ?
Dans ma volée à l’EPFL, nous étions 40 – dont 8 femmes. L’une de mes collègues m’a confié un jour qu’elle n’osait pas venir en jupe. Le lendemain, nous avions toutes passé une jupe. C’était un peu ridicule, mais ce fut révélateur. Nos collègues masculins l’ont très mal pris. Aujourd’hui, à l’EPFL, il y a un meilleur ratio hommes/femmes dans le corps étudiant, mais il ne se reflète pas encore dans le corps professoral.
Une autre anecdote remonte à mon examen final de master. J’ai fait de la modélisation – j’aime beaucoup les maths. Mon professeur m’a demandé si j’avais réalisé ce travail toute seule ou si mon copain m’y avait aidée. L’expert – un homme lui aussi – a heureusement rectifié de suite en soulignant qu’il avait suivi mon travail, que j’étais brillante et tout à fait capable de gérer ce type de modélisations.
Autre exemple enfin : mon mari est lui aussi dans l’ingénierie. Je me rappelle de séances hallucinantes durant lesquelles notre interlocuteur parlait uniquement à mon mari alors que l’experte, c’était moi.
Crédit image : Félix.Imhof © UNIL.