Professeur honoraire à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, Jacques Besson tiendra une conférence intitulée « Les 3 ordres de la médecine : pour une médecine post-matérialiste » à la prochaine Journée mondiale des soins palliatifs organisée par l’Association palliative vaud. Il y sera question de spiritualité et de santé. Avant-goût dans cet interview par Magali Dubois.
Journée mondiale des soins palliatifs : informations et inscriptions
Jacques Besson, comme 380 collègues dans le monde entier, vous avez récemment signé un manifeste de la science post-matérialiste. De quoi s’agit-il ?
La science dite « matérialiste » considère que tout est matière. Par conséquent, elle cherche à expliquer l’univers et les phénomènes naturels en termes de processus physiques, sur la base de données objectivables et vérifiables. La science post-matérialiste, quant à elle, revendique également l’existence de dimensions immatérielles, invisibles et subjectives, nécessaires à la compréhension du monde. En cela, elle intègre les connaissances de la physique quantique qui, dès le milieu du 20 siècle, ont démontré qu’il y a des dimensions dans l’infiniment petit, où nos connaissances ne nous permettent pas de tout comprendre. Le fondateur de la physique quantique Werner Heisenberg a démontré en 1927 déjà qu’il est impossible de connaître simultanément la position et la quantité de mouvements d’une particule. Pas parce que les instruments de mesure ne sont pas assez performants, mais parce qu’il existe une limite fondamentale à la précision dans notre monde. Nous le savons donc depuis près d’un siècle : la science n’est pas que certitude !
C’est donc un coup porté à la rationalité ?
Plutôt un changement de paradigme qui ouvre de fascinantes perspectives ! Car admettre l’immatérialité permet aussi de repenser ce qui a jusqu’ici été considéré comme des énigmes dans mes domaines, la biologie et la médecine. Je veux parler par exemple des expériences de mort imminente (EMI), des transes chamaniques ou de l’hypnose régressive. Les témoins de ces expériences revisitent le passé, des événements douloureux. Dans le cas des EMI, ils font parfois le tour de leur vie entière. Ils en reviennent le plus souvent apaisés, comme si quelque chose s’était dénoué. La plupart d’entre eux relate un changement profond, une vie plus sereine, un sentiment d’appartenance à une entité plus grande. Jusqu’ici, la science n’est pas parvenue à percer le secret de ces états de conscience modifiés et de leurs conséquences. Mais c’est peut-être parce que la conscience n’est pas celle qu’on croit…
« Jusqu’ici, la science n’est pas parvenue à percer le secret des états de conscience modifiés ».
Alors qu’est-ce que la conscience, d’après vous ?
Croire en la matière et rien d’autre véhicule l’idée selon laquelle le cerveau est une usine à produire de la conscience et qu’au moment de la mort, tout s’éteint. Alors comment expliquer qu’un individu dont l’électrocardiogramme est plat et le cerveau privé, et d’oxygène et de glucose, revienne à la vie ? À ce jour, aucun modèle scientifique acceptable n’y est parvenu. La science matérialiste a largement documenté ces expériences, avec des récits étonnants et concordants. Les suppositions qui en découlent sont déroutantes : on a toujours imaginé que la conscience était localisée dans le cerveau, mais ne serait-elle pas plutôt autour de nous et plus grande que nous ? Le cerveau, quant à lui, ne serait-il pas en fait le filtre par lequel nous appréhendons le monde ? Je pense qu’on le démontrera un jour.
Et quelles sont les incidences de cette immatérialité sur la médecine ?
La médecine aussi est appelée à faire sa révolution ! Les phénomènes psychosomatiques ont donné lieu à de nombreuses études au 20 siècle, avec l’essor de la médecine intégrative. À juste titre, celle-ci tient compte des dimensions biologiques, physiques, psycho-sociales et spirituelles des patients. Quels qu’ils soient, les symptômes sont reliés à la personne dans son ensemble, c’est pourquoi je défends les approches globales, de médecine intégrative et chamanique. Avec tout ce que l’on sait de nos jours, séparer le corps en de multiples parties et le détacher de l’esprit n’a plus lieu d’être. De fait, le biologique reste incontournable pour comprendre, le biomédical a pour vocation de soulager, le psycho-social permet de décrypter la structure mentale et le spirituel correspond à la réalité plus vaste et plus profonde à laquelle la conscience ordinaire n’a pas accès, mais qui pourtant est bien là ! En fait, le chamanisme recouvre exactement tout ce que je viens d’énoncer.
Vous-même avez mis en évidence l’importance de la spiritualité dans la santé.
En effet. Par définition, la spiritualité répond à deux besoins intrinsèques à la nature humaine : donner du sens à sa vie et être en lien, avec soi-même, avec autrui et avec l’univers. Ce triple lien donne de la lumière à la vie. S’il est étouffé, il produit des névroses de civilisation, principalement la dépression, l’agression et l’addiction.
« La spiritualité répond à deux besoins intrinsèques à la nature humaine : donner du sens à sa vie et être en lien. »
Ces maux résonnent à l’heure actuelle…
Mon métier d’addictologue m’a confronté à beaucoup de souffrances physiques et psychiques. Mais j’ai aussi constaté à quel point la spiritualité, autrement dit, la conscience d’appartenir à un monde plus vaste quel qu’il soit, soutient la guérison et la prévention. Le corpus scientifique regorge d’études qui montrent un impact clair de la spiritualité sur la santé. Dans les addictions, c’est même le premier facteur de prévention et de rétablissement. Celles et ceux qui font confiance à l’univers croient en leur capacité à faire face à l’adversité et ont de meilleures chances de guérison. Leur élan s’explique souvent par la croyance en une force supérieure, un grand TOUT qui les dépasse et les transcende.
Pour certaines personnes, cette énergie spirituelle reste pourtant inaccessible.
Je suis bien placé pour le savoir : j’ai côtoyé des patients privés de toute vitalité qui ne voyaient aucun sens à leur vie. Lorsque la médecine conventionnelle ne produit pas les effets escomptés, la médecine psychédélique peut intervenir. Cela concerne spécifiquement les traumatismes, les dépressions et les addictions. Grâce à des substances contrôlées administrées selon un protocole strict, comme la psilocybine, le LSD ou le MDMA, les patientes et patients sont plongés dans un état de conscience modifié que leur mental les empêche d’atteindre par ailleurs. Les neurosciences en ont montré les effets bénéfiques, raison pour laquelle les psychédéliques connaissent un regain d’intérêt ces dernières années.
« Les neurosciences ont montré les effets bénéfiques des psychédéliques »
Quels sont les effets des psychédéliques ?
Durant ce qu’on peut comparer à un voyage onirique bienfaisant, la conscience est réceptive à des vibrations autrement imperceptibles à cause du mental. On observe également un ralentissement des ondes cérébrales. Les scanners ont prouvé ce qui se joue en matière de neuroplasticité : le cerveau génère de nouveaux neurones et de nouvelles connexions. Et qui dit nouvelle connexion, dit aussi capacité à prendre de la distance, poser un regard différent sur le passé et envisager la réalité de manière plus constructive. Vous vous souvenez des expériences d’EMI ou de transes évoquées auparavant : nous sommes dans le même registre. En outre, certains psychédéliques favorisent l’accès aux mémoires anciennes. Cela permet le traitement de traumatismes, notamment.
Les récents constats sur les dégâts psychiques dans notre pays sont inquiétants[1]. Est-ce à dire que ce type de traitement est appelé à augmenter ?
Pour l’instant, les thérapies classiques restent de mise pour la majorité des patientes et patients. L’OMS a fait de la santé mentale une priorité de santé publique. La Suisse, où les indicateurs sont alarmants depuis quelques années, doit se saisir du problème. Or, avec des pratiques qui négligent la dimension spirituelle, la médecine matérialiste ne suffit pas pour la prise en charge sérieuse de la souffrance psychique, bien trop importante dans notre société.
« la médecine matérialiste ne suffit pas pour la prise en charge sérieuse de la souffrance psychique »
Comprenez-vous que cela puisse effrayer, la population et certains de vos confrères et consœurs ?
Oui, car cela peut interférer avec des croyances (oui, des croyances !) personnelles. En plus, ces questions ne sont pas simples à aborder ; elles placent parfois les professionnels face à leur propre manque de compétences sur le sujet. Mais au fond, la discussion du rapport entre corps et esprit est aussi vieille que l’humanité : le philosophe de l’Antiquité grecque Platon pensait déjà que l’âme faisait partie du cosmos, tandis qu’au premier siècle après Jésus-Christ Saint-Augustin, philosophe et théologien chrétien romain, cherchait à concilier la foi chrétienne avec la raison et la compréhension du monde naturel. N’a-t-il pas écrit : « Les miracles ne contredisent pas la nature, mais ce que nous savons de la nature » ? Les Lumières se sont ensuite débarrassées des dogmes, perçus comme des encoubles à l’exploration de la réalité et de la nature. La méfiance alors instaurée prévaut aujourd’hui encore ; prononcez le mot « religion » et vous verrez de nombreux scientifiques sourciller. Pourtant, elle exprime cette dimension inhérente à l’esprit humain qu’est la spiritualité.
[1] Enquête suisse sur la santé 2022, présentée en novembre 2023